La Recherche Action : “Les pensées Samariennes”
Tout commence par la réunion des 16 salariés en CUI, animateurs d’activités sociales et de vie locale, qui intègrent la recherche-action le 8 février 2012 au Cardan à Amiens ; temps fort qui officialise le début de l’action et permet à chacun de se rencontrer : « Je peux dire à mes enfants que j’ai un travail ». Au début, on ne se livre pas trop. On se jauge, on se découvre entre collègues, réunis pour travailler ensemble pendant 6 mois, voire plus…
Ce contrat de travail signe le début d’un changement, celui du regard porté sur soi quand on n’a pas travaillé depuis longtemps, celui que la société pose sur cette personne désormais en activité :
« D’habitude, je travaille plus avec mes mains qu’avec ma tête.
– C’est la 1re fois qu’on nous propose de travailler avec nos pensées, nos vécus…
– On ose nous faire confiance.
– Ça permet de faire voir que les personnes au RSA ne sont pas plus bêtes que d’autres. On n’est pas des bêtes de foire.
– Ça permet de se sentir citoyen. »
Chacun choisit les thèmes de travail à exploiter : emploi, mobilité, citoyenneté, apprentissage, offre culturelle. Les négociations sont âpres. Et les 3 équipes repartent travailler 20 heures par semaine dans leur territoire : Rue, Abbeville, Montdidier-Moreuil, rapidement rebaptisé “Montdidreuil”, pour mieux se retrouver chaque mois en présence du philosophe Christophe Beaucourt, et confronter les points de vue et travaux effectués.
Sur chacun des thèmes, nos collègues réfléchissent, recherchent, écrivent, rencontrent, visitent, découvrent. Ils comparent les représentations respectives de chacun pour comprendre comment celles-ci naissent et comment celles-ci se construisent. Les représentations évoluent. Puis ils font émerger les problématiques à partir de leur expertise, d’ordinaire dévolue aux personnes savantes ou institutionnelles. Ils produisent des connaissances populaires, à partir du terreau de leur expérience. Ils deviennent critiques sur leurs propres pratiques, en analysant leurs actions et leurs méthodes. On en vient à formaliser des besoins, pour améliorer les collectes d’informations et les productions communes. Nous allons au-delà de la première impression laissée par une rencontre pour nous interroger sur le contenu de l’entretien. Lors de l’analyse des temps de travail, nous nous efforçons de sortir de l’émotion et du personnel pour aller vers la réflexion et le professionnel. Nous prenons du recul, proposons, vérifions et confrontons le tout à une nouvelle réalité, pour faire émerger des préconisations permettant d’améliorer les dispositifs en lien avec les thématiques. « Être payé c’est bien, et réfléchir aussi, du moment que ça apporte quelque chose au bout, que ça porte ses fruits – au Conseil Général, au Cardan et à la société » dira Béatrice.
Ces chercheurs développent des outils intellectuels, de communication, des réseaux qui servent à la fois le projet de la recherche-action et leur projet personnel, ça ouvre le champ des possibles : l’inaccessible devient accessible ; l’invisible, visible (Wandoline : « Pour nous, le mot “culture”, c’était invisible ») ; c’est l’éveil des cinq sens. Sylvie expose : « Le projet, je l’avais depuis 18 ans dans la tête. Mais peut-être qu’avant je ne l’aurais pas fait ». Ils trouvent une place de participant, d’acteur dans le groupe et dans la société. L’expression et l’écoute favorisent la reconnaissance de soi. L’image de soi se restaure. Ceci génère des changements dans les pratiques quotidiennes.
Le rapport de domination avec lequel ces personnes ont appris à évoluer est interrogé. Le rapport au respect de soi n’est plus le même : « J’écoute plus » ; « Je me fais plus respecter » ; « Je respecte plus mes enfants »… (Propos entendus par plusieurs personnes sur les 3 groupes).
On remarque des changements dans la sphère privée. Par exemple, vis-à-vis des apprentissages, Béatrice est passée de « Ce n’est pas grave si mon fils n’a pas envie d’aller à l’école. De toute façon, ça ne sert à rien. Moi ça ne m’a servi à rien » à « Je l’oblige à y aller. C’est important. Je lui ai trouvé un prof pour du soutien ; je ne veux plus qu’il soit absent ». Le vocabulaire a changé, les attitudes aussi. On discute, on interroge. Ces changements interpellent, dérangent parfois « Elle parle comme une bourge » et les salariés se sentent parfois incompris dans leur propre environnement. Mais ils s’accrochent.
Le 2 juillet, Krystel prend la succession d’Aurélie dans l’animation du groupe de Rue. En août, les contrats sont renouvelés pour 13 personnes sur 16. Deux dames arrivent dans le groupe de Rue en remplacement des salariées blessées et malades ; et une troisième dans l’équipe des « gazelles » d’Abbeville, pour prendre le relais d’une salariée qui n’a pas souhaité reconduire son contrat.
Venir en recherche-action, c’est aussi recevoir une formation, dont la majeure partie se déroule en interne : informatique ; production d’écrits, prise de parole, approche systémique. Jean-Claude Michaux vient également partager son savoir sur la conduite de réunion. La première journée bouscule, déstabilise, pour finalement devenir un outil indispensable et incontournable. C’est devenu un élément d’analyse pour comprendre le processus d’apprentissage et de déconstruction pour reconstruire.
Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage… Après un mois et demi de préparation, nous nous sommes rendus à Lisbonne du 4 au 10 novembre pour partager le fruit de notre travail avec des savants portugais, lors d’un colloque populaire organisé par le Cardan et le centre culturel Casa Da Achada. Les interlocuteurs sont francophones, les échanges de qualité. Ce sont de belles rencontres humaines ; chacun reçoit autant qu’il donne. Ce colloque a été l’occasion de mettre en pratique toutes ces théorisations sur les thématiques. Par exemple, la mobilité commence par un état d’esprit. Pour certains, cela a nécessité beaucoup d’efforts pour aller au-delà d’eux-mêmes, voire au-delà de ce que d’autres pensaient, quant à leur mobilité.
Forts de cette expérience, nous nous projetons sur un second colloque : rencontrer les élus du Conseil Général pour leur soumettre nos propositions fin janvier, à l’issue du second contrat. Le temps passe, le projet évolue. Nous convenons de transformer l’idée de ce colloque en temps de discussion et nous nous préparons à cette rencontre. L’objectif était d’initier une série d’échanges pérennes avec le Conseil général et cette première rencontre, de par les retours des élus, nous semble remplir cet objectif.
Wandoline expliquera : « Nous, on voudrait bien travailler à la place du RSA. On veut s’en sortir. On ne veut plus d’aides, on veut se sentir utiles ». Ainsi, la recherche-action avance et fait naître d’autres problématiques…