Leitura Furiosa est un étrange phénomène qui s’abat implacablement tous les ans sur Amiens et sa périphérie durant trois jours pleins. Pour qui ne l’a pas vécue de l’intérieur, il est bien difficile de saisir ce qu’elle est exactement. On pourrait la décrire de cent façons différentes, et chaque fois oublier des éléments pourtant indispensables à sa magie, qui sont tellement nombreux…
Leitura, c’est une rencontre, la découverte des maux dans l’échange des mots, des gens qui parlent à des gens, qui regardent des gens, qui écoutent des gens, qui poussent des gens à dire des choses, à lire des choses, à monter sur scène, à être d’autres gens que le restant de l’année: mais quand on a dit ça, on n’a pas encore tout dit ! C’est une confiance échangée, des éclats de rire, beaucoup d’émotions d’amplitudes diverses. C’est une baffe, aussi, en quelque sorte… Une baffe qui fait du bien ! Leitura ça secoue et ça donne envie de continuer.
Mais en disant cela, on n’a pas parlé du spectacle, de l’incroyable machinerie lancée par Le Cardan (qui gère absolument tous les aspects pratiques d’une logistique à rendre folle n’importe quelle armée romaine en campagne).
Surtout, surtout, on n’a pas parlé des yeux des gens qui changent en trois jours, et de l’éclat qu’ils y ont gagné. De certains soupirs et de certaines larmes du vendredi que l’alchimie leiturienne va transformer en sourires et en souvenirs qui réchauffent.
Comme toute bonne valse digne de ce nom quand ce n’est pas Jacques Brel qui la compose, Leitura Furiosa se décompose en trois temps, trois journées différentes, chacune bien remplie.
Jour 1: vendredi 24 mai 2013
Le vendredi, les gens du Cardan sont sur le pied guerre: après des mois d’efforts, Leitura, c’est maintenant !
Dès le matin, les auteurs arrivent en gare d’Amiens. Chacun bénéficie d’un accompagnant du Cardan ou d’une association proche. À peine quitté le quai de gare, ils rejoignent déjà « leur » groupe. Ça peut se passer à Amiens ( des adultes de Saint Roch; des jeunes et moins jeunes des quartiers Saint-Maurice, La Salamandre, Philéas Lebesgue, Mercet, Pierre Rollin, Victorin Autier, Fafet, Colvert, Blanchard, Elbeuf, les voyageurs et le collège Édouard Lucas ) Longueau, Abbeville (bibliothèque et des jeunes qui viendront du Marais Malicorne et des quartiers : l’Espérance, Provinces, Soleil Levant, Bouleaux-Platanes, Menchecourt), Cayeux, Doullens, Flixecourt, Corbie, Montdidier, Gamaches, Beaucamps-le-vieux, Beauvais, Friville-Escarbotin, Chepy, Rue. La manifestation a même essaimé à Porto, Guimarães, Beja et Lisbonne.
Une fois réunis, tous ces gens discutent, boivent du café en mangeant des gâteaux, s’arrêtent le midi pour manger encore, et discutent tout l’après-midi en reprenant parfois un café (et les gâteaux qui auraient survécu au matin). L’auteur, outre le café et les gâteaux, prend aussi des notes et échange sans relâche.
Seconde partie de l’après-midi: les membres des groupes doivent rentrer chez eux. Retour à la base pour les membres du Cardan. Certains auteurs s’y retrouvent. D’autres rentrent chez leurs logeurs ou se choisissent un autre lieu pour y travailler au calme.
S’ensuit une intense activité intellectuelle (sans doute la manière la plus logique d’éliminer tout le sucre absorbé dans la journée). Chaque auteur doit produire un texte basé sur l’expérience et les échanges de la journée. Il faut prendre le temps nécessaire, quitte à y laisser des heures de sommeil, mais chaque texte doit être prêt pour la lecture du lendemain matin. Le premier temps touche à sa fin; la première déferlante se retire…
Jour 2: samedi 25 mai 2013
Au matin, tout le monde se retrouve à la MAC*, où les groupes cherchent un endroit afin que l’auteur lise le texte produit depuis la veille. Si les groupes se retrouvent dans le texte, il est « validé ». Sinon, l’auteur doit le reprendre autant de fois que nécessaire.
Les textes validés sont traités par les gens du Cardan. Ils sont corrigés et mis en forme; illustrés chacun d’un dessin original dans l’après-midi. En parallèle, ils sont traduits et transmis à Porto et Lisbonne ainsi qu’aux équipes du spectacle.
Le midi, tout le monde se restaure dans un établissement collectif.
L’après-midi, les groupes et leurs auteurs prolongent leur rencontre en se promenant dans la ville. Ils en profitent pour visiter deux librairies (le Labyrinthe et Pages d’Encre) où chaque membre des groupes peut dépenser son « salaire de la sueur » de la veille, un bon d’achat, en s’offrant un peu de lecture. La météo étant généralement clémente, on en profite aussi pour se promener et (re)découvrir la ville et ses nombreux charmes.
Pendant ce temps, la MAC bruit littéralement de suractivité. Partout les équipes du spectacle procèdent aux lectures, répétitions, essais de costumes, de matériels divers, d’éclairages, d’accessoires. Car tous les textes composés par les groupes vont être mis en scène et lus le dimanche-même, c’est-à-dire le lendemain ! Tout doit être prêt à temps: c’est la seconde déferlante, tout aussi énergique que la première…
Pourtant, encore une fois, le calme finit par reprendre le dessus et les gens rentrent chez eux tandis que dans le grand théâtre et les nombreuses salles de la MAC, quelques répétitions s’achèvent.
Le repas du soir rassemble membres du Cardan, lecteurs, bénévoles et auteurs dans une salle commune. Tout le monde se réjouit de participer à cette belle aventure et peine à réaliser tout le travail accompli en quarante-huit heures.
Jour 3: dimanche 26 mai 2013
Le dimanche est le grand jour. Le troisième temps qui termine la valse Leitura jusqu’à l’an prochain.
Dès 10 heures, tout le monde se retrouve à la MAC (qui est aussi ouverte au grand public ce jour-là) et découvre, affichés un peu partout, les textes produits. Chacun est agrémenté de son illustration originale. Une micro-déferlante se forme aussitôt : celle des photos. On lit, on fait les fiers, on se prend en photo devant son texte, on vérifie qu’il y a bien son nom marqué parmi ceux des auteurs, on laisse exploser ses joies. Crépitent des « c’est nous ! C’est notre texte ! »
La MAC n’est plus la MAC: la foule se répand dans les étages du bâtiment où sont dispersés un grand nombre d’ateliers accessibles à tous et totalement gratuits. Qu’on veuille s’initier à la calligraphie, à la typographie, à la sérigraphie, s’adonner à des jeux de langues, contribuer à des petites histoires en accordéon, se faire portraiturer, etc., tout – ou presque ! – est possible, si on sait patienter le temps qu’il faut dans une file d’attente.
En bas, à l’accueil, les membres du Cardan distribuent le programme, répondent aux questions diverses, connectent les gens, accompagnent. À l’étage, le bar est, lui aussi, ouvert à tous et totalement gratuit. En face, non loin de l’entrée du Grand Théâtre, les deux librairies ont installé un stand commun, avec les œuvres des auteurs invités.
L’agitation monte encore d’un cran lorsque le Grand Théâtre ouvre ses portes. Rapidement, le public investit la salle de spectacle. Le spectacle est la troisième déferlante de Leitura Furiosa (sa particularité étant de se figer à midi pour mieux reprendre après le repas).
Sur scène, c’est l’agitation et le calme à la fois. On lit des textes et on en chante certains, on danse, on joue la comédie; il y a de la musique et des intermèdes avec des clowns. Le public se régale de partager ces instants. Les lectures ont cette particularité d’être faites par des gens qui ont (ou ont eu) des difficultés avec la lecture, justement. La fébrilité est visible à l’œil nu, mais c’est le plaisir, bien visible, qui l’emporte : le grand plaisir du spectacle.
Le midi a lieu le pique-nique géant : tout le monde a droit à son sandwich, ses chips et son fruit. On se disperse dans la MAC et sur son parvis pour profiter de cet instant de répit, souvent ensoleillé.
Une fois tout le monde restauré, le Grand Théâtre rouvre ses portes et les lectures reprennent tandis que quelques auteurs signent des programmes au bar. La troisième déferlante reprend sa course sans rien avoir perdu de sa force : les lectures repartent de plus belle, le public s’échauffe, la vague prend encore de l’ampleur et, lors du grand final, tout le monde applaudit et se lève pour laisser exploser sa joie en acclamant celles et ceux qui sont montés sur scène.
Mais, déjà !, il faut quitter les lieux. La MAC se vide tandis que les vaillants bénévoles rangent et nettoient. Tout le monde se salue et on se dit à l’an prochain.
Lorsque les portes se referment, rien ne pourrait laisser penser qu’un tel événement a fait tant de bruit en ces lieux. Quand on visite une plage quelques jours après une grosse tempête, bien malin qui pourrait en trouver trace sur le sable ou les rochers. Leitura, c’est la même chose : les librairies, la MAC, tous les lieux par lesquels elle est passée ont repris leur état initial. Pourtant les déferlantes sont passées par là. Et tous les participants, quel que soit leur degré d’implication, ressortent gonflés à bloc par ce bouillon d’énergie.
Leitura Furiosa, c’est l’antidote aux 362 autres jours de l’année.
* MAC : Maison de la Culture d’Amiens